Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reprochoit l’infamie de ce métier. Je n’en vois pas la nécessité, lui repartit froidement l’homme en place. Cette réponse excellente pour un Ministre, eût été barbare & fausse en toute autre bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argument auquel chacun donne plus ou moins de force, à proportion qu’il a plus ou moins d’humanité, me paroit sans réplique pour celui le fait, relativement à lui-même. Puisque de toutes les aversions que nous donne la nature, la plus forte est celle de mourir, il s’ensuit que tout est permis par elle à quiconque n’a nul autre moyen possible pour vivre. Les principes sur lesquels l’homme vertueux apprend à mépriser sa vie & à l’immoler à son devoir, sont bien loin de cette simplicité primitive. Heureux les peuples chez lesquels on peut être bon sans effort & juste sans vertu ! S’il est quelque misérable État au monde, où chacun ne puisse pas vivre sans mal faire, & où les citoyens soient fripons par nécessité, ce n’est pas le malfaiteur qu’il faut pendre, c’est celui qui le force à le devenir.

Sitôt qu’Émile saura ce que c’est que la vie, mon premier soin sera de lui apprendre à la conserver. Jusqu’ici je n’ai point distingué les états, les rangs, les fortunes ; & je ne les distinguerai gueres plus dans la suite, parce que l’homme est le même dans tous les états ; que le riche n’a pas l’estomac plus grand que le pauvre, & ne digere pas mieux que lui ; que le maître n’a pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de son esclave ; qu’un Grand n’est pas plus grand qu’un homme du peuple ; & qu’enfin les besoins naturels étant par-tout les mêmes, les moyens d’y