Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/339

Cette page n’a pas encore été corrigée

dire. Rappelez-vous bien ces deux repas, & décidez en vous-même lequel vous avez fait avec le plus de plaisir ; auquel avez-vous remarqué le plus de joie ? auquel a-t-on mangé de plus grand appétit, bu plus gaiement, ri de meilleur cœur ? lequel a duré le plus longtemps sans ennui, & sans avoir besoin d’être renouvelé par d’autres services ? Cependant voyez la différence : ce pain bis, que vous trouvez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan ; son vin noir & grossier, mais désaltérant & sain, est du cru de sa vigne ; le linge vient de son chanvre, filé l’hiver par sa femme, par ses filles, par sa servante ; nulles autres mains que celles de sa famille n’ont fait les apprêts de sa table ; le moulin le plus proche & le marché voisin sont les bornes de l’univers pour lui. En quoi donc avez-vous réellement joui de tout ce qu’ont fourni de plus la terre éloignée & a main des hommes sur l’autre table ? Si tout cela ne vous a pas fait faire un meilleur repas, qu’avez-vous gagné à cette abondance ? qu’y avoit-il là qui fût fait pour vous ? Si vous eussiez été le maître de la maison, pourra-t-il ajouter, tout cela vous fût resté plus étranger encore : car le soin d’étaler aux yeux des autres votre jouissance eût achevé de vous l’ôter : vous auriez eu la peine, & eux le plaisir.

Ce discours peut être fort beau ; mais il ne vaut rien peur émile, dont il passe la portée, & à qui l’on ne dicte point ses réflexions. Parlez-lui donc plus simplement. Après ces deux épreuves, dites-lui quelque matin : Où dînerons-nous aujourd’hui ? autour de cette montagne d’argent qui couvre les trois quarts de la table, & de ces parterres de