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Que deviendront vos Éleves, si vous leur laissez adopter ce sot préjugé, si vous le favorisez vous-même, s’ils vous voyent, par exemple, entrer avec plus d’égards dans la boutique d’un orfévre que dans celle d’un serrurier ? Quel jugement porteront-ils du vrai mérite des arts & de la véritable valeur des choses, quand ils verront par-tout le prix de fantaisie en contradiction avec le prix tiré de l’utilité réelle, & que plus la chose coûte, moins elle vaut ? Au premier moment que vous laisserez entrer ces idées dans leur tête, abandonnez le reste de leur éducation ; malgré vous ils seront élevés comme tout le monde ; vous avez perdu quatorze ans de soins.

Émile songeant à meubler son Isle, aura d’autres manieres de voir. Robinson eût fait beaucoup plus de cas de la boutique d’un taillandier, que de tous les colifichets de Saïde. Le premier lui eût paru un homme très-respectable, & l’autre un petit charlatan.

“ Mon fils est fait pour vivre dans le monde ; il ne vivra pas avec des sages, mais avec des foux ; il faut donc qu’il connoisse leurs folies, puisque c’est par elles qu’ils veulent être conduits. La connoissance réelle des choses peut être bonne, mais celle des hommes & de leurs jugemens vaut encore mieux ; car dans la société humaine le plus grand instrument de l’homme est l’homme, & le plus sage est celui qui se sert le mieux de cet instrument. À quoi bon donner aux enfans l’idée d’un ordre imaginaire tout contraire à celui qu’ils trouveront établi, & sur lequel il faudra qu’ils se reglent ? Donnez leur premierement des leçons