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plus volontiers ce que j’ai fait à dix ans qu’à trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-même ; car, pour bien faire ce livre, faut que je le fasse avec plaisir.

J’étois à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J’avais pour camarade un cousin plus riche que moi, & qu’on traitoit en héritier, tandis qu'éloigné de mon père, je n’étois qu’un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard étoit singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l’épreuve. Un soir d’automne, qu’il faisoit très obscur, il me donna la clef du temple, & me dit d’aller chercher dans la chaire la Bible qu’on y avoit laissée. Il ajouta, pour me piquer d’honneur, quelques mots qui me mirent dans l’impuissance de reculer.

Je partis sans lumière ; si j’en avois eu, ç’auroit peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière : je le traversai gaillardement ; car, tant que je me sentois en plein air, je n’eus jamais de frayeurs nocturnes.

En ouvrant la porte, j’entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, & qui commença d’ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer ; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je m’arrêtai. En apercevant l’obscurité profonde qui régnoit dans ce vaste lieu, je fus saisi d’une terreur qui me fit dresser les cheveux : je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont