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diriez ; cet homme est insensé ; il ne jouit pas du tems, il se l’ôte ; pour fuir le sommeil, il court à la mort. Songez donc que c’est ici la même chose, & que l’enfance est le sommeil de la raison.

L’apparente facilité d’apprendre est cause de la perte des enfans. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve qu’ils n’apprennent rien. Leur cerveau lisse & poli, rend comme un miroir les objets qu’on lui présente ; mais rien ne reste, rien ne pénetre. L’enfant retient les mots, les idées se réfléchissent ; ceux qui l’écoutent les entendent, lui seul ne les entend point.

Quoique la mémoire & le raisonnement soient deux facultés essentiellement différentes ; cependant l’une ne se développe véritablement qu’avec l’autre. Avant l’âge de raison l’enfant ne reçoit pas des idées, mais des images ; & il y a cette différence entre les unes & les autres, que les images ne sont que des peintures absolues des objets sensibles, & que les idées sont des notions des objets, déterminées par des rapports. Une image peut être seule dans l’esprit qui se la représente ; mais toute idée en suppose d’autres. Quand on imagine, on ne fait que voir ; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après.

Je dis donc que les enfans n’étant pas capables de jugement n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons. En m’objectant qu’ils apprennent