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à son envie ; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien ; du moins il le croit ainsi ; je deviens son garçon jardinier ; en attendant qu’il ait des bras, le laboure pour lui la terre ; il en prend possession en y plantant une fève ; & sûrement cette possession est plus sacrée & plus respectable que celle que prenoit Nunes Balboa de l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud.

On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant : Cela vous appartient ; & lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourroit retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudroit le retenir malgré lui.

Un beau jour il arrive empressé, & l’arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins & de mes sueurs ? Qui m’a ravi mon bien ? qui m’a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l’enfant désolé remplit l’air de gémissements & de cris. On prend part a sa peine, a son indignation ; on cherche, on s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on