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que chose par les chagrins que vous lui prodiguez ? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état n’en comporte, sans être sûr que ces maux présens sont à la décharge de l’avenir ? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchans dont vous prétendez le guérir, ne lui viennent pas de vos soins mal-entendus, bien plus que de la nature ? Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l’espoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, & l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on gâte, apprenons-leur à les distinguer.

Pour ne point courir après des chimeres, n’oublions pas ce qui convient à notre condition. L’humanité a sa place dans l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine ; il faut considérer l’homme dans l’homme, & l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place & l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étrangeres qui ne sont point en notre pouvoir.

Nous ne savons ce que c’est que bonheur ou malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie, on n’y goûte aucun sentiment pur, on n’y reste pas deux momens dans le même état. Les affections de nos ames, ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien & le mal nous sont communs à tous, mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui souffre le moins de peines ; le plus misérable est celui qui sent le