Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

effet, j’en taris bientôt la source. Tant qu’il pleure, je ne vais point à lui, j’y cours sitôt qu’il s’est tu. Bientôt sa manière de m’appeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter un seul cri. C’est par l’effet sensible des signes que les enfans jugent de leur sens, il n’y a point d’autre convention pour eux : quelque mal qu’un enfant se fasse, il est très rare qu’il pleure quand il est seul, à moins qu’il n’ait l’espoir d’être entendu.

S’il tombe, s’il se fait une bosse à la tête, s’il saigne du nez, s’il se coupe les doigts, au lieu de m’empresser autour de lui d’un air allarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, c’est une nécessité qu’il l’endure ; tout mon empressement ne serviroit qu’à l’effrayer davantage, & augmenter sa sensibilité. Au fond, c’est moins le coup que la crainte qui tourmente quand on s’est blessé. je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse ; car très sûrement il jugera de son mal comme il verra que j’en juge : s’il me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le plaindre, il s’estimera perdu ; s’il me voit garder mon sang-froid, il reprendra bientôt le sien, & croira le mal guéri quand il ne le sentira plus. C’est à cet âge qu’on prend les premières leçons de courage, & que, souffrant sans effroi de légères douleurs, on apprend par degrés à supporter les grandes.

Loin d’être attentif à éviter qu’Emile ne se blesse, je serois fort fâché qu’il ne se blessât jamais, & qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, & celle qu’il aura le plus grand besoin de