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que Julie entendoit de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le cœur d’une femme qui se sent mourir ! Elle me fit signe & me dit à l’oreille : On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amere & douce de la sensibilité.

Quand il fut question de se retirer, Mde d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon ; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Madame d’Orbe s’opiniâtra de son côté & les deux femmes de chambres passerent la nuit ensemble dans le cabinet ; je la passai dans la chambre voisine & l’espoir avoit tellement ranimé le zele, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avoit peu de ses habitans qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.

J’entendis durant la nuit quelques allées & venues qui ne m’alarmerent pas ; mais sur le matin que tout étoit tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau… Saint-Preux !… cher Saint-Preux !… je vois les deux amies sans mouvement & se tenant embrassées, l’une évanouie & l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’étoit plus.