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Je reprends la liberté de vivre à la Valaisanne & de boire assez souvent du vin pur ; mais je n’en bois point qui n’ait été versé de la main d’une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces & de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner & l’art de me l’ôter & de me la rendre ? Si le travail de la journée, la durée & la gaieté du repas, donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte ; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon cœur & quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m’en fait rougir.

Apres le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre ; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule & en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants ; mais ils ont je ne sais quoi d’antique & de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naives, souvent tristes ; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours & des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles & me rappelant les tems éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur,