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elles reviennent malgré moi. Pour les bannir, ou pour les régler, ton amie a besoin de tes soins ; & puisque je ne puis oublier cet infortuné, j’aime mieux en causer avec toi que d’y penser toute seule.

Regarde que de raisons augmentent le besoin continuel que j’ai de t’avoir avec moi ! Plus sage & plus heureuse, si les mêmes raisons te manquent, ton cœur sent-il moins le même besoin ? S’il est bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant si peu de contentement de ta famille, quelle maison te peut mieux convenir que celle-ci ? Pour moi, je souffre à te savoir dans la tienne ; car malgré ta dissimulation, je connois ta maniere d’y vivre & ne suis point dupe de l’air folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu m’a bien reproché des défauts en ma vie ; mais j’en ai un très-grand à te reprocher à ton tour ; c’est que ta douleur est toujours concentrée & solitaire. Tu te caches pour t’affliger, comme si tu rougissois de pleurer devant ton amie. Claire, je n’aime pas cela. Je ne suis point injuste comme toi ; je ne blâme point tes regrets ; je ne veux pas qu’au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu cesses d’honorer la mémoire d’un si tendre époux ; mais je te blâme, après avoir passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta Julie, de lui dérober la douceur de pleurer à son tour avec toi & de laver par de plus dignes larmes la honte de celles qu’elle versa dans ton sein. Si tu es fachée de t’affliger, ah ! tu ne connois pas la véritable affliction ! Si tu y prends une sorte de plaisir, pourquoi ne veux-tu pas que je le partage ? Ignores-tu que la communication des cœurs imprime à la tristesse je