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Si je dois tant d’égards à tout ce qui m’environne, ne m’en dois-je point aussi quelques-uns à moi-même ? Six ans d’une vie honnête & réguliere n’effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse & faut-il m’exposer encore à la peine d’une faute que je pleure depuis si long-tems ? Je te l’avoue, ma cousine, je ne tourne point sans répugnance les yeux sur le passé ; il m’humilie jusqu’au découragement & je suis trop sensible à la honte pour en supporter l’idée sans retomber dans une sorte de désespoir. Le tems qui s’est écoulé depuis mon mariage est celui qu’il faut que j’envisage pour me rassurer. Mon état présent m’inspire une confiance que d’importuns souvenirs voudroient m’ôter. J’aime à nourrir mon cœur des sentimens d’honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d’épouse & de mere m’éleve l’ame & me soutient contre les remords d’un autre état. Quand je vois mes enfans & leur pere autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu ; ils chassent de mon esprit l’idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauve-garde de la mienne ; ils m’en deviennent plus chers en me rendant meilleure & j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blesse l’honnêteté, que j’ai peine à me croire la même qui put l’oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j’étois, si sûre de ce que je suis, qu’il s’en faut peu que je ne regarde ce que j’aurois à dire comme un aveu qui m’est étranger & que je ne suis plus obligée de faire.

Voilà l’état d’incertitude & d’anxiété dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour ? Mon pere va bientôt partir pour Berne,