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contre mon sein. Nous l’avons dit cent fois ; en voyant tous nos petits bambins jouer ensemble, nos cœurs unis les confondent & nous ne savons plus à laquelle appartient chacun des trois.

Ce n’est pas tout, j’ai de fortes raisons pour te souhaiter sans cesse auprès de moi & ton absence m’est cruelle à plus d’un égard. Songe à mon éloignement pour toute dissimulation & à cette continuelle réserve où je vis depuis près de six ans avec l’homme du monde qui m’est le plus cher. Mon odieux secret me pese de plus en plus & semble chaque jour devenir plus indispensable. Plus l’honnêteté veut que je le révele, plus la prudence m’oblige à le garder. Conçois-tu quel état affreux c’est pour une femme de porter la défiance, le mensonge & la crainte jusque dans les bras d’un époux, de n’oser ouvrir son cœur à celui qui le possede & de lui cacher la moitié de sa vie pour assurer le repos de l’autre ? À qui, grand Dieu ! faut-il déguiser mes plus secretes pensées, & céler l’intérieur d’une ame dont il auroit lieu d’être si content ? À M. de Wolmar, à mon mari, au plus digne époux dont le Ciel eût pu récompenser la vertu d’une fille chaste. Pour l’avoir trompé une fois, il faut le tromper tous les jours & me sentir sans cesse indigne de toutes ses bontés pour moi. Mon cœur n’ose accepter aucun témoignage de son estime, ses plus tendres caresses me font rougir & toutes les marques de respect & de considération qu’il me donne se changent dans ma conscience en opprobres & en signes de mépris. Il est bien dur d’avoir à se dire sans cesse : c’est une autre que moi qu’il honore. Ah ! s’il me connoissoit,