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LETTRE XVII. À JULIE.

Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon recueil fini, j’ai commencé de fréquenter les spectacles & de souper en ville. Je passe ma journée entiere dans le monde, je prête mes oreilles & mes yeux à tout ce qui les frappe ; & n’apercevant rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du bruit & converse en secret avec toi. Ce n’est pas que cette vie bruyante & tumultueuse n’ait aussi quelque sorte d’attraits & que la prodigieuse diversité d’objets n’offre de certains agrémens à de nouveaux débarqués ; mais, pour les sentir, il faut avoir le cœur vide & l’esprit frivole ; l’amour & la raison semblent s’unir pour m’en dégoûter : comme tout n’est que vaine apparence & que tout change à chaque instant, je n’ai le tems d’être ému de rien, ni celui de rien examiner.

Ainsi je commence à voir les difficultés de l’étude du monde & je ne sais pas même quelle place il faut occuper pour le bien connoître. Le philosophe en est trop loin, l’homme du monde en est trop près. L’un voit trop pour pouvoir réfléchir, l’autre trop peu pour juger du tableau total. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le considere à part ; & n’en pouvant discerner ni les liaisons ni les rapports avec d’autres objets qui sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa place & n’en sent ni la raison ni