Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/355

Cette page n’a pas encore été corrigée

voler au-devant de moi, mais c’est précisément de quoi je me plains. Le moyen d’être aussitôt l’ami de quelqu’un qu’on n’a jamais vu ? L’honnête intérêt de l’humanité, l’épanchement simple & touchant d’une ame franche, ont un langage bien différent des fausses démonstrations de la politesse & des dehors trompeurs que l’usage du monde exige. J’ai grand’peur que celui qui, des la premiere vue, me traite comme un ami de vingt ans, ne me traitât, au bout de vingt ans, comme un inconnu, si j’avois quelque important service à lui demander ; & quand je vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si tendre à tant de gens, je présumerois volontiers qu’ils n’en prennent à personne.

Il y a pourtant de la réalité à tout cela ; car le François est naturellement bon, ouvert, hospitalier, bienfaisant ; mais il y a aussi mille manieres de parler qu’il ne faut pas prendre à la lettre, mille offres apparentes qui ne sont faites que pour être refusées, mille especes de pieges que la politesse tend à la bonne foi rustique. Je n’entendis jamais tant dire : Comptez sur moi dans l’occasion, disposez de mon crédit, de ma bourse, de ma maison, de mon équipage. Si tout cela étoit sincere & pris au mot, il n’y auroit pas de peuple moins attaché à la propriété ; la communauté des biens seroit ici presque établie : le plus riche offrant sans cesse & le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettroit naturellement de niveau & Sparte même eût eu des partages moins égaux qu’ils ne seroient à Paris. Au lieu de cela, c’est peut-être la ville du monde où les fortunes sont le plus inégales & où regnent à la fois la plus somptueuse opulence & la