Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t2.djvu/147

Cette page n’a pas encore été corrigée

demeurer en place ; je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers ; je parcours à grands pas tous les environs, & trouve par-tout dans les objets la même horreur qui regne au dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune & flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard [1] & la froide bise entassent la neige & les glaces, & toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon cœur.

Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé dans un abri solitaire, une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se porterent vers ce séjour chéri. Le premier jour, je fis mille efforts pour y discerner votre demeure ; mais l’extrême éloignement les rendit vains, & je m’aperçus que mon imagination donnoit le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le Curé emprunter un télescope avec lequel je vis ou crus voir votre maison, & depuis ce tems je passe les jours entiers dans cet asyle à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison je m’y rends dès le matin & n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles & quelques bois secs que j’allume servent, avec mes courses, à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre & du papier, & j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.

C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant acheve de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce

  1. Vent du Nord-Est.