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celui qui lui vend ses services ? Fera-t-il taire ses sentimens pour elle ? Ah ! tu sais si cela se peut ! ou bien, se livrant sans scrupule au penchant de son cœur, offensera-t-il dans la partie la plus sensible celui à qui il doit fidélité ? Alors je ne vois plus dans un tel maître qu’un perfide qui foule aux pieds les droits les plus sacrés [1], un traître, un séducteur domestique que les loix condamnent très-justement à la mort. J’espere que celle à qui je parle sait m’entendre ; ce n’est pas la mort que je crains, mais la honte d’en être digne, & le mépris de moi-même.

Quand les lettres d’Héloise & d’Abélard tomberent entre vos mains, vous savez ce que je vous dis de cette lecture & de la conduite du Théologien. J’ai toujours plaint Héloise ; elle avoit un cœur fait pour aimer : mais Abélard ne m’a jamais paru qu’un misérable digne de son sort, & connoissant aussi peu l’amour que la vertu. Après l’avoir jugé faudra-t-il que je l’imite ? Malheur à quiconque prêche une morale qu’il ne veut pas pratiquer ! Celui qu’aveugle sa passion jusqu’à ce point en est bientôt puni par elle, & perd le goût des sentimens auxquels il a sacrifié son honneur. L’amour est privé de son plus grand charme quand l’honnêteté

  1. Malheureux jeune homme ! qui ne voit pas qu’en se laissant payer en reconnoissance ce qu’il refuse de recevoir en agent, il viole des droits plus sacrés encore. Au lieu d’instruire il corrompt ; au lieu de nourrir il empoisonne ; il se fait remercier par une mere abusée d’avoir perdu son enfant. On sent pourtant qu’il aime sincerement la vertu, mais sa passion l’egare ; & si sa grande jeunesse ne l’excusoit pas, avec ses beaux discours il ne se roi scélérat. Les deux amans sont à plaindre ; la mere seule est inexusable.