Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t17.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

velles de personne, ni rien savoir de ce qui se passoit, M. de M........s étant pour lors à la campagne. Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble & ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute & je hais leur air noir, le mystère m’inquiète toujours, il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effraieroit peu, ce me semble, mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination qu’allumoit ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avois à cœur la publication de mon dernier & meilleur ouvrage, plus je me tourmentois à chercher ce qui pouvoit l’accrocher, & toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre, j’en croyois voir la suppression. Cependant, n’en pouvant imaginer ni la cause, ni la manière, je restois dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivois lettres sur lettres à Guy, à M. de M........s, à Mde. de Luxembourg, & les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendois, je me troublois entièrement, je délirois. Malheureusement j’appris dans le même temps que le P. Griffet, jésuite, avoit parlé de l’Émile & en avoit rapporté des passages. À l’instant mon imagination part comme un éclair, & me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi clairement, aussi surement que si elle m’eût été révélée. Je me figurai que les Jésuites furieux du ton méprisant sur lequel j’avois parlé des collèges, s’étoient emparés de mon ouvrage, que c’étoient