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ces maudites grilles qui ne laissoient passer que des sons & me cachoient les anges de beauté dont ils étoient dignes. Je ne parlois d’autre chose. Un jour que j’en parlois chez M. le Blond : Si vous êtes si curieux, me dit-il, de voir ces petites filles, il est aisé de vous contenter. Je suis un des administrateurs de la maison ; je veux vous y donner à goûter avec elles. Je ne le laissai pas en repos qu’il ne m’eût tenu parole. En entrant dans le salon qui renfermoit ces beautés si convoitées, je sentis un frémissement d’amour que je n’avois jamais éprouvé. M. le Blond me présenta l’une après l’autre ces chanteuses célèbres dont la voix & le nom étoient tout ce qui m’étoit connu. Venez, Sophie... Elle étoit horrible. Venez, Cattina... Elle étoit borgne. Venez, Bettina.. ; la petite vérole l’avoit défigurée. Presque pas une n’étoit sans quelque notable défaut. Le bourreau rioit de ma cruelle surprise. Deux ou trois cependant me parurent passables ; elles ne chantoient que dans les chœurs. J’étois désolé. Durant le goûter, on les agaça, elles s’égayèrent. La laideur n’exclut pas les grâces ; je leur en trouvai. Je me disais : on ne chante pas ainsi sans ame ; elles en ont. Enfin ma façon de les voir changea si bien, que je sortis presque amoureux de tous ces laiderons. J’osois à peine retourner à leurs vêpres. J’eus de quoi me rassurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux & leurs voix fardoient si bien leurs visages, que tant qu’elles chantoient, je m’obstinais, en dépit de mes yeux, à les trouver belles.

La musique en Italie coûte si peu de chose, que ce n’est pas la peine de s’en faire faute quand on a du goût pour elle.