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détaillant mes motifs, je le priai d’obtenir mon congé de S. E., ajoutant que de manière ou d’autre il m’étoit impossible de rester. J’attendis long-tems & n’eus point de réponse. Je commençois d’être fort embarrassé ; mais l’ambassadeur reçut enfin une lettre de son frère. Il falloit qu’elle fût vive, car, quoiqu’il fût sujet à des emportemens très féroces, je ne lui en vis jamais un pareil. Après des torrens d’injures abominables, ne sachant plus que dire, il m’accusa d’avoir vendu ses chiffres. Je me mis à rire & lui demandai d’un ton moqueur s’il croyoit qu’il y eût dans tout Venise un homme assez sot pour en donner un écu. Cette réponse le fit écumer de rage. Il fit mine d’appeller ses gens pour me faire, dit-il, jetter par la fenêtre. Jusque-là j’avois été fort tranquille ; mais à cette menace, la colere & l’indignation me transportèrent à mon tour. Je m’élançai vers la porte & après avoir tiré le bouton qui la fermoit en dedans : non pas, M. le comte, lui dis-je en revenant à lui d’un pas grave, vos gens ne se mêleront pas de cette affaire ; trouvez bon qu’elle se passe entre nous. Mon action, mon air le calmèrent à l’instant même ; la surprise & l’effroi se marquèrent dans son maintien. Quand je le vis revenu de sa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots ; puis, sans attendre sa réponse, j’allai rouvrir la porte, je sortis & passai posément dans l’antichambre au milieu de ses gens, qui se levèrent à l’ordinaire & qui, je crois, m’auroient plutôt prêté main-forte contre lui, qu’à lui contre moi. Sans remonter chez moi, je descendis l’escalier tout de suite & sortis sur le champ du palois pour n’y plus rentrer.