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j’avois besoin de reprendre haleine. Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse & aux soins de la Providence ; & pour lui donner le tems de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restoient encore, réglant la dépense de mes nonchalans plaisirs sans la retrancher, n’allant plus au caf que de deux jours l’un & au spectacle que deux fois la semaine. À l’égard de la dépense des filles, je n’eus aucune réforme à y faire, n’ayant de ma vie mis un sol à cet usage, si ce n’est une seule fois dont j’aurai bientôt à parler.

La sécurité, la volupté, la confiance avec laquelle je me livrois à cette vie indolente & solitaire, que je n’avois pas de quoi faire durer trois mois, est une des singularités de ma vie & une des bizarreries de mon humeur. L’extrême besoin que j’avois qu’on pensât à moi étoit précisément ce qui m’ôtoit le courage de me montrer ; & la nécessité de faire des visites me les rendit insupportables, au point que je cessai même de voir les académiciens & autres gens de lettres avec lesquels j’étois déjà faufilé. Marivaux, l’abbé de Mably, Fontenelle furent presque les seuls chez qui je continuai d’aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de Narcisse. Elle lui plut & il eut la complaisance de la retoucher. Diderot, plus jeune qu’eux, étoit à peu près de mon âge. Il aimoit la musique, il en savoit la théorie ; nous en parlions ensemble : il me parloit aussi de ses projets d’ouvrages. Cela forma bientôt entre nous des liaisons plus intimes, qui ont duré quinze ans & qui probablement dureroient encore, si malheureusement & bien par sa faute, je n’eusse été jeté dans son même métier.