Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/253

Cette page n’a pas encore été corrigée

Au fond de ce jardin étoit un assez grand taillis par où nous fûmes chercher un joli bosquet, orné d’une cascade dont je lui avois donné l’idée, & qu’elle avoit fait exécuter.

Souvenir immortel d’innocence & de jouissance ! Ce fut dans ce bosquet qu’assis avec elle, sur un banc de gazon, sous un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mouvemens de mon cœur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la premiere & l’unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l’on peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre & le plus ardent peut porter d’aimable & de séduisant dans un cœur d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux ! que je lui en fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involontaire, elle s’écria : Non, jamais homme ne fut si aimable, & jamais amant n’aima comme vous ! mais votre ami St. L[...]t nous écoute & mon cœur ne sauroit aimer deux fois. Je me tus en soupirant ; je l’embrassai.... Quel embrassement ! mais ce fut tout. Il y avoit six mois qu’elle vivoit seule, c’est-à-dire, loin de son amant & de son mari ; il y en avoit trois que je la voyois presque tous les jours, & toujours l’amour en tiers entr’elle & moi. Nous avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au clair de lune, & après deux heures de l’entretien le plus vif & le plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet & des bras de son ami aussi intacte, aussi pure de corps & de cœur qu’elle y étoit entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances ; je n’ajouterai rien de plus.

Et qu’on n’aille pas s’imaginer qu’ici mes sens me laissoient