Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/216

Cette page n’a pas encore été corrigée

devenoit de jour en jour plus flagorneuse & plus pateline avec moi ; ce qui ne l’empêchoit pas de reprocher sans cesse en secret à sa fille qu’elle m’aimoit trop, qu’elle me disoit tout, qu’elle n’étoit qu’une bête, & qu’elle en seroit la dupe.

Cette femme possédoit au suprême degré l’art de tirer d’un sac dix moutures, de cacher à l’un ce qu’elle recevoit de l’autre & à moi ce qu’elle recevoit de tous. J’aurois pu lui pardonner son avidité, mais je ne pouvois lui pardonner sa dissimulation. Que pouvait-elle avoir à me cacher, à moi, qu’elle savoit si bien qui faisois mon bonheur presque unique de celui de sa fille & du sien ? Ce que j’avois fait pour sa fille, je l’avois fait pour moi ; mais ce que j’avois fait pour elle méritoit de sa part quelque reconnoissance ; elle en auroit dû savoir gré du moins à sa fille & m’aimer pour l’amour d’elle, qui m’aimoit. Je l’avois tirée de la plus complète misère ; elle tenoit de moi sa subsistance, elle me devoit toutes les connaissances dont elle tiroit si bon parti. Thérèse l’avoit long-tems nourrie de son travail & la nourrissoit maintenant de mon pain. Elle tenoit tout de cette fille, pour laquelle elle n’avoit rien fait ; & ses autres enfans qu’elle avoit dotés, pour lesquels elle s’étoit ruinée, loin de lui aider à subsister, dévoroient encore sa subsistance & la mienne. Je trouvois que dans une pareille situation elle devoit me regarder comme son unique ami, son plus sûr protecteur & loin de me faire un secret de mes propres affaires, loin de comploter contre moi dans ma propre maison, m’avertir fidèlement de tout ce qui pouvoit m’intéresser,