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& établir dans la société générale cette bienveillance, cette bonté universelle qui forme le plus sublime caractere de la vertu, & sans laquelle le bonheur de chaque société n’est jamais qu’un bien fragile.

L’excès des privations, rarement utile au bonheur public, plus rarement encore au bonheur particulier, a pu être quelquefois une vertu d’obligation en de certaines circonstance ; c’est ainsi que dans l’enfance du monde & à la naissance des sociétés, cet excès a pu convenir à la timidité & à l’inexpérience des premiers hommes : dans tous les autres cas, lorsqu’il est produit par des motifs purement humains, c’est tout au plus une vertu de choix qui n’est propre qu’aux ames froides ou pusillanimes : desirer & jouir avec modération, forme le caractere d’une raison éclairée & d’une vertu active, digne appanage de l’âge viril où le genre-humain est parvenu & qui peut seul le conduire à sa véritable destination, c’est-à-dire, au plus grand bonheur possible.

Si tous les hommes étoient vertueux, la vertu ne seroit que l’exercice le plus doux & le plus agréable de la raison : plus elle est entourée de vices & exposée aux dangers, aux crimes & aux malheurs qui en naissent, plus elle devient pénible & dure, plus elle a de grands sacrifices à faire : sans les crimes des Tarquins, l’héroïsme cruel de Scévola & de Brutus n’eût jamais existé : sans la barbarie des Carthaginois, Régulus n’eût pas eu besoin de tant de grandeur d’ame ; si César eût vécu en citoyen, Caton ne fût point mort en héros :*

[*J’ai dit que Caton déclama toute sa vie, combattit, & mourut enfin sans avoir fait rien d’utile pour sa patrie : on répond qu’on ne sait s’il n’a rien fait d’utile pour se patrie :(c’est tout ce que je prétendois ) ; mais qu’il a beaucoup fait pour le genre-humain, en lui donnant le spectacle & le modele de la vertu la plus pure qui ait jamais existé : j’en conviens, & j’ajoute que ce fut précisément parce que sa vertu fut extrême ; qu’elle fut inutile à son pays ; elle ne fut ni se prêter, ni fléchir, ni attirer, ni comprendre enfin que les mœurs d’une ville petite, foible & pauvre, ne pouvoient être celles de la capitale du Monde, & que la vertu pouvoit exister sans ces mœurs pauvres & dures, Il a été loué par des philosophes, parce qu’il fut un philosophe ; avec moins de dureté & d’infléxibilité il aurore pu sauver sa patrie ; il ne fut que mourir : mais qu’il fallût ou être ce qu’il a été, ou suivre les principes de Tibere & de Catherine de Médicis, & devenir un Cartouchien, un scélérat & un brigand, & qu il n’y eût point de milieu entre ces extrémités comme notre adversaire le suppose dans la rapidité de ses conséquences, c’est une prétention qui doit paroître tout au moins exagérée.

C’est ainsi que lorsqu’en parlant des Brutus, des Décius, des Lucrece, des Virginius, des Scévola, j’ai fait l’éloge d’un Etat où les citoyens ne sont point condamnés à des vertus si cruel-les : on m’a répondu qu’on entendoit très-bien qu’il ’étoit plus commode de vivre dans une constitution de choses où chacun fût dispensé d’être homme de bien, comme si la vertu étoit essentiellement sanglante & barbare, & que hors de ces malheureuses circonstances, l’honneur & la probité même ne pussent exister.] ces