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un tems où les Héloïses & les Saint-Preux ne peuvent qu’être fort rares ?

L’émulation des ouvrages de Richardson, le premier de tous les Ecrivains en ce genre, fut encore vraisemblablement une des causes qui produisirent ce roman de la part de Rousseau. On sait qu’il y mêla beaucoup d’objets étrangers à son sujet, parce qu’il en étoit alors fort occupé, & que d’ailleurs il est bien difficile de puiser dans un fait unique un livre entier. Malgré cela, il faut convenir qu’à la prolixité près, partage ordinaire de cette passion, & dont l’auteur Anglois n’est point exempt, l’amour n’a jamais été peint, pas même dans les meilleurs ouvrages de ce genre, avec des couleurs plus délicatement fondues, plus douces & en même-tems plus fortes, plus

vives & plus pures qu’il l’a été par Rousseau dans son Héloïse. Nul homme sensible, que je sache, n’a représenté cette passion avec une telle volupté & avec tant de chasteté tout-à-la-fois ; vrai caractere de ce sentiment, quand il n’est ni factice, ni corrompu. On ne peut se lasser d’admirer comment la passion de Julie y naît immédiatement de la nature la plus sensible comme de la plus parfaite innocence ; combien les mouvemens de son amour sont éperdus, ses sens mêmes égarés, sans que son ame cesse au fond d’être vertueuse ; avec quel intérêt la nature la fait succomber, & avec quelle beauté la dignité de ses sentimens la maintient respectable sans jamais le laisser s’avilir, & va même jusqu’à la rendre plus chere, parce qu’on aime d’autant plus la personne en pareil cas, que ses erreurs obtiennent aux yeux de l’humanité plus d’excuse.

Les passions ordinaires, c’est-à-dire, les passions qui souillent