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Cette passion, le grand mobile des actions des hommes ; est en effet le ressort presque unique du théâtre François ; & rien ne vous paroît plus contraire à la saine morale que de réveiller par des peintures & des situations séduisantes un sentiment si dangereux. Permettez-moi de vous faire une question avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l’amour de la société ? Ce seroit, je crois, pour elle un grand bien &un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette passion dans les hommes ; il ne paroît pas d’ailleurs que votre dessein soit de la leur interdire, du moins, si on en jugé parles descriptions intéressantes que vous en, faites, & auxquelles toute l’austérité de votre philosophie n’a pu se refuser. Or, si on ne peut, & si on ne doit peut-être pas étouffer l’amour dans le cœur des hommes, que reste-t-il à faire, sinon de le diriger vers une fin honnête, & de nous montrer dans des exemples illustres ses fureurs & ses foiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir ? Vous convenez que c’est l’objet de nos tragédies ; mais vous prétendez que l’objet est manqué par les efforts même que l’ou fait pour le remplir,que l’impression du sentiment reste, & que la morale est bientôt oubliée. Je prendrai,Monsieur, pour vous répondre, l’exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces seuls mots, je vous aime, vous êtes Empereur & je pars ; & où ce grand Poete a sa réparer par les charmes de son style le défaut d’action & la monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je l’avoue, sort de cette tragédie le cœur affligé, partageant en quelque