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présente, ainsi défiguré, un sens trop différent de celui dont j’étois plein en l’écrivant. J’ai bien pu ne pas songer à éviter dans ce passage, le sens qu’on eût pu lui donner, s’il eût écrit par Cartouche ou par Raffiat, mais je n’ai jamais pu m’exprimer aussi incorrectement dans le sens que je lui donnois moi-même. Vous serez peut-être bien aise d’apprendre l’anecdote qui me conduisit à cette idée.

Le feu Roi de Prusse déjà grand amateur de la discipline militaire, passant en revue un de ses régimens, fut si mécontent de la manœuvre, qu’au lieu d’imiter le noble usage que Louis XIV. en colere avoit fait de sa canne, il s’oublia jusqu’à frapper de la sienne le Major qui commandoit. L’officier outragé recule deux pas, porte la main à l’un de ses pistolets, le tire aux pieds du cheval du Roi, & de l’autre se casse la tête. Ce trait auquel je ne pense jamais sans tressaillir d’admiration, me revint fortement en écrivant l’Emile, & j’en fis l’application de moi-même au cas d’un particulier qui en déshonore un autre, mais en modifiant l’acte par la différence des personnages. Vous sentez, Monsieur, qu’autant le Major bâtonné est grand & sublime, quand, prêt à s’ôter la vie, maître par conséquent de celle de l’offenseur, & le lui prouvant, il la respecte pourtant en sujet vertueux, s’éleve par là même au-dessus de son Souverain, & meurt en lui faisant grace ; autant la même clémence vis-à-vis un brutal obscur seroit inepte. Le Major employant son premier coup de pistolet n’eût été qu’un forcené ; le particulier perdant le sien, ne seroit qu’un sot.

Mais un homme vertueux, un croyant, peut avoir le scrupule