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ont acquis par-là précisément assez d’argent pour sentir qu’ils étoient pauvres ; les moyens de le faire circuler étant presque impossibles dans un pays qui ne produit rien & qui n’est pas maritime, cet argent leur a porté de nouveaux besoins sans augmenter leurs ressources. Ainsi leurs premieres aliénations de troupes les ont forcés d’en faire de plus grandes & de continuer toujours. La vie étant devenue plus dévorante, le même pays n’a plus pu nourrir la même quantité d’habitans. C’est la raison de la dépopulation qu’on commence à sentir dans toute la Suisse. Elle nourrissoit ses nombreux habitans quand ils ne sortoient pas de chez eux ; à présent qu’il en sort la moitié, à peine peut elle nourrir l’autre.

Le pis est que de cette moitié qui sort, il en rentre assez pour corrompre tout ce qui reste par l’imitation des usages des autres pays & sur-tout de la France, qui a plus de troupes Suisses qu’aucune autre nation. Je dis corrompre, sans entrer dans la question si les mœurs françoises sont bonnes ou mauvaises en France, parce que cette question est hors de doute quant à la Suisse, & qu’il n’est pas possible que les mêmes usages conviennent à des peuples qui n’ayant pas les mêmes ressources & n’habitant ni le même climat, ni le même sol, seront toujours forcés de vivre différemment.

Le concours de ces deux causes, l’une bonne & l’autre mauvaise, se fait sentir en toutes choses, il rend raison de tout ce qu’on remarque de particulier dans les mœurs des Suisses, & sur-tout de ce contraste bizarre de recherche & de simplicité qu’on sent dans toutes leurs manieres. Ils tournent à contre-sens tous les usages qu’ils prennent, non pas faute d’esprit,