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des spectateurs ; & ces différences, qui sont celles de nos jugemens, n’ont pas lieu seulement d’un spectateur à l’autre, mais dans le même en différens tems. C’est ce que j’éprouve bien sensiblement en revoyant ce pays que j’ai tant aimé. J’y croyois retrouver ce qui m’avoit charmé dans ma jeunesse ; tout est changé, c’est un autre paysage, un autre air, un autre ciel, d’autres hommes, & ne voyant plus mes Montagnons avec des yeux de vingt ans, je les trouve beaucoup vieillis. On regrette le bon tems d’autrefois ; je le crois bien : nous attribuons aux choses tout le changement qui s’est fait en nous, & lorsque le plaisir nous quitte, nous croyons qu’il n’est plus nulle part. D’autres voyent les choses comme nous les avons vues, & les verront comme nous les voyons aujourd’hui. Mais ce sont des descriptions que vous me demandez, non des réflexions, & les miennes m’entraînent comme un vieux enfant qui regrette encore ses anciens jeux. Les diverses impressions que ce pays a faites sur moi à différens âges, me sont conclure que nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses, & que, comme nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est, il faudroit savoir comment étoit affecté l’auteur d’un voyage en l’écrivant, pour juger de combien ses peintures sont au-deçà ou au-delà du vrai. Sur ce principe ne vous étonnez pas de voir devenir aride & froid sous ma plume un pays jadis si verdoyant, si vivant, si riant à mon gré : vous sentirez trop aisément dans ma lettre en quel tems de ma vie, & en quelle saison de l’année elle a été écrite.

Je sais, Monsieur le Maréchal, que pour vous parler d’un village, il ne faut pas commencer par vous décrire toute la