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présent en songeant aux divers événemens de ma vie ; & les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement se partagent le soin de me faire oublier quelques momens mes souffrances. Quels tems croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent & le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d’amertumes, & sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tous entiers avec moi seul, avec ma bonne & simple gouvernante, avec mon chien bien aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne & les biches de la forêt ; avec la nature entiere & son inconcevable Auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin ; quand je voyois commencer une belle journée, mon premier souhait étoit que ni lettres, ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissois tous avec plaisir, parce que je pouvois les remettre à un autre tems, je me hâtois de dîner pour échapper aux importuns, & me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partois par le grand soleil avec le fidelle achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi, avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois, j’avois pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençois à respirer en me sentant sauve, en me disant, me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! J’allois alors d’un pas plus tranquille cher-