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point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter.

Une ame paresseuse qui s’effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s’affecter, & sensible à l’excès à tout ce qui l’affecte, semblent ne pouvoir s’allier dans le même caractere ; & ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant ; je la sens, rien n’est plus certain, & j’en puis du moins donner par les faits, une espece d’historique qui peut servir à la concevoir. J’ai eu plus d’activité dans l’enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m’a de bonne heure jetté dans la lecture. À six ans, Plutarque me tomba sous la main ; à huit, je le savois par cœur ; j’avois lu tous les romans ; ils m’avoient fait verser des seaux de larmes, avant l’âge où le cœur prend intérêt aux romans. De-là se forma dans le mien ce goût héroïque & romanesque qui n’a fait qu’augmenter jusqu’à présent, & qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans ma jeunesse, que je croyois trouver dans le monde les mêmes gens que j’avois connus dans mes livres, je me livrois sans réserve à quiconque savoit m’en imposer par un certain jargon dont j’ai toujours été la dupe. J’étois actif parce que j’étois fou ; à mesure que j’étois détrompé, je changeois de goûts, d’attachemens, de projets ; & dans tous ces changemens je perdois toujours ma peine & mon tems, parce que je cherchois toujours ce qui n’étoit point. En devenant plus expérimenté, j’ai perdu peu-à-peu l’espoir de le trouver, & par-conséquent le zele de le chercher.