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propre volonté n’eût pas épargné le reste de l’ouvrage à la nature.

Long-tems je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j’ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes ; je l’attribuois au chagrin de n’avoir pas l’esprit assez présent, pour montrer dans la conversation le peu que j’en ai, & par contre-coup à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j’y croyois mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j’étois bien sûr, même en disant des sottises, de n’être pas pris pour un sot ; quand je me suis vu recherché de tout le monde, & honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n’en eût osé prétendre ; que malgré cela, j’ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j’ai conclu qu’il venoit d’une autre cause, & que ces especes de jouissances n’étoient point celles qu’il me falloit.

Quelle est donc enfin cette cause ? Elle n’est autre que cet indomptable esprit de liberté, que rien n’a pu vaincre, & devant lequel les honneurs, la fortune, & la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d’orgueil que de paresse ; mais cette paresse est incroyable ; tout l’effarouche ; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chere, parce qu’il n’y a plus de devoirs pour elle ; on suit son cœur, & tout est fait. Voilà encore pourquoi j’ai toujours tant redouté