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feu que donne l’émulation, & de cette correction dont le seul desir de plaire peut surmonter le dégoût.

Une chose singuliere, c’est qu’ayant autrefois publié un seul ouvrage [1] où certainement il n’est point question de poésie, on me fasse aujourd’hui poëte malgré moi ; on vient tous les jours me faire compliment sur des Comédies & d’autres Pieces de vers que je n’ai point faites, & que je ne suis pas capable de faire. C’est l’identité du nom de l’Auteur & du mien, qui m’attire cet honneur. J’en serois flatté, sans doute, si l’on pouvoit l’être des éloges qu’on dérobe à autrui ; mais louer un homme de choses qui sont au-dessus de ses forces, c’est le faire songer à sa foiblesse.

Je m’étois essayé, je l’avoue, dans le genre lyrique, par un ouvrage loué des amateurs, décrié des artistes, & que la réunion de deux arts difficiles a fait exclure par ces derniers, avec autant de chaleur que si en effet il eût été excellent.

Je m’étois imaginé, en vrai Suisse, que pour réussir, il ne falloit que bien faire ; mais ayant vu par l’expérience d’autrui, que bien faire est le premier & le plus grand obstacle qu’on trouve à surmonter dans cette carriere ; & ayant éprouvé moi-même qu’il y faut d’autres talens que je ne puis ni ne veux avoir, je me suis hâté de rentrer dans l’obscurité qui convient également à mes talens & à mon caractere, & où vous devriez me laisser pour l’honneur de votre journal.

Je suis, &c.

  1. (*) Dissertation sur la musique moderne. À Paris, chez Quillau Pere, 1743.