LETTRE
À MONSIEUR
LE MARQUIS DE MIRABEAU.
J’aurois dû, Monsieur, vous écrire en recevant votre
dernier billet : mais j’ai mieux aimé tarder quelques jours
encore à réparer ma négligence, & pouvoir vous parler en
même tems du livre
[1] que vous m’avez envoyé. Dans l’impossibilité
de le lire tout entier, j’ai choisi les chapitres où
l’Auteur casse les vîtres, & qui m’ont paru les plus importans.
Cette lecture m’a moins satisfait que je ne m’y attendois ; &
je sens que les traces de mes vieilles idées, racornies dans mon
cerveau, ne permettent plus à des idées si nouvelles d’y faire
de fortes impressions. Je n’ai jamais pu bien entendre ce que
c’étoit que cette évidence qui sert de base au Despotisme légal,
& rien ne m’a paru moins évident que le chapitre qui traite
de toutes ces évidences. Ceci ressemble assez au systême de
l’Abbé de St. Pierre, qui prétendoit que la raison humaine
alloit toujours en se perfectionnant, attendu que chaque siecle
ajoute ses lumieres à celles des siecles précédens. Il ne
voyoit pas que l’entendement humain n’a toujours qu’une
même mesure & très-étroite, qu’il perd d’un côté tout autant
qu’il gagne de l’autre, & que des préjugés toujours renaissans
nous ôtent autant de lumieres acquises que la raison cultivée
en peut remplacer. Il me semble que l’évidence ne peut jamais
- ↑ (*) L’ordre essentiel des Sociétés politiques.