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LETTRE

moins ſelon les faces par leſquelles on les conſidere, & qui perdent beaucoup de l’horreur qu’ils inſpirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près. J’ai appris dans Zadig, & la nature me confirme de jour en jour qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel, & qu’elle peut quelquefois paſſer pour un bien relatif. De tant d’hommes écraſés sous les ruines de Lisbonne, pluſieurs ſans doute, ont évité de plus grands malheurs, & malgré ce qu’une pareille deſcription a de touchant & fournit à la poésie, il n’eſt pas ſûr qu’un seul de ces infortunés ait plus ſouffert que ſi ſelon le cours ordinaire des choſes, il eût attendu dans de longues angoiſſes la mort qui l’eſt venu ſurprendre. Est-il une fin plus triſte que celle d’un mourant qu’on accable de ſoins inutiles, qu’un notaire & des héritiers ne laiſſent pas reſpirer, que les médecins aſſaſſinent dans son lit à leur aiſe, & à qui des prêtres barbares font avec art ſavourer la mort ? Pour moi, je vois par-tout que les maux auxquels nous aſſujettit la nature ſont moins cruels que ceux que nous y ajoutons.

Mais quelque ingénieux que nous puiſſions être à fomenter nos miſeres à force de belles inſtitutions, nous n’avons pu jusqu’à préſent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge & de préférer le néant à notre exiſtence, ſans quoi le découragement & le déſespoir ſe ſeroient bientôt emparés du plus grand nombre, & le genre-humain n’eût pu ſubſiſter long-tems. Or, s’il eſt mieux pour nous d’être que de n’être pas, c’en ſeroit aſſez pour juſtifier notre exiſtence, quand même nous n’aurions aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à ſouffrir, & que ces maux ſeroient