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LETTRE

qu’elle me paroît plus cruelle encore que le Manichéïſme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçoit d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir juſtifier ſa puiſſance aux dépens de ſa bonté ? S’il faut choiſir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la premiere.

Vous ne voulez pas, Monſieur, qu’on regarde votre ouvrage comme un Poëme contre la providence, & je me garderai bien de lui donner nom, quoique vous ayez qualifié de livre contre le genre-humain un écrit [1] où je plaidois la cauſe du genre-humain contre lui-même. Je ſais la diſtinction qu’il faut faire entre les intentions d’un Auteur & les conſéquences qui peuvent ſe tirer de ſa doctrine. La juſte défenſe de moi-même m’oblige ſeulement à vous faire obſerver qu’en peignant les miſeres humaines, mon but étoit excuſable & même louable à ce que je crois. Car je montrois aux hommes comment ils faiſoient leurs malheurs eux-mêmes, & par conſéquent comment ils les pouvoient éviter.

Je ne vois pas qu’on puiſſe chercher la ſource du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; & quant aux maux phyſiques, ſi la matiere ſenſible & impaſſible est une contradiction, comme il me le ſemble, ils ſont inévitables dans tout ſyſtème dont l’homme fait partie, & alors la queſtion n’eſt point pourquoi l’homme n’eſt pas parfaitement heureux, mais pourquoi il exiſte. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort qui n’eſt presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux phyſiques ſont encore notre ouvrage. Sans quitter votre

  1. (*) Le diſcours sur l’origine de l’inégalité.