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Les habitants du monde idéal dont je parle ont le bonheur d’être maintenus par la nature, à laquelle ils sont plus attaches, dans cet heureux point de vue ou elle nous a places tous, et par cela seul leur âme garde toujours son caractère originel. Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes aimantes et douces par leur essence : mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent irascibles et haineuses, et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre ; c’est-a-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui.

Dans la société humaine, sitôt que la foule des passions et des préjugés qu’elle engendre a fait prendre le change à l’homme, et que les obstacles qu’elle entasse l’ont détourne du vrai but de notre vie, tout ce que peut faire le sage, battu du choc continuel des passions d’autrui et des siennes, et parmi tant de directions qui l’égarent ne pouvant plus démêler celle qui le conduirait bien, c’est de se tirer de la soûle autant qu’il lui est possible, et de ; se tenir sans impatience à la place ou le hasard l’a posé ; bien sûr qu’en n’agissant point il évite au moins de courir à sa perte et d’aller chercher de nouvelles erreurs. Comme il ne voit dans l’agitation des hommes que la folie