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de souvenirs amers & révoltans, de sentimens les moins faits pour mon cœur ; & c’est en cet état de douleur & de détresse qu’il a falu me remettre, chaque fois que quelque nouvel outrage forçant ma répugnance m’a fait faire un nouvel effort pour reprendre cet écrit si souvent abandonne. Ne pouvant souffrir la continuité d’une occupation si douloureuse, je ne m’y suis livre que durant des momens très-courts, écrivant chaque idée quand elle me venoit & m’en tenant là, écrivant dix fois la même quand elle m’est venue dix fois, sans me rappeller jamais ce que j’avois précédemment écrit, & ne m’en appercevant qu’à la lecture du tout , trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le dirai tout-a-l’heure. La colere anime quelquefois le talent, mais le dégoût & le serrement de cœur l’étouffent ; & l’on sentira mieux après m’avoir lu que c’étoient là les dispositions constantes ou j’ai dû me trouver durant ce pénible travail.

Une autre difficulté me l’a rendu fatigant ; c’étoit, forcé de parler de moi sans cesse, d’en parler avec justice & vérité, sans louange & sans dépression. Cela n’est pas difficile à un homme à qui le public rend l’honneur qui lui est dû : il est par-là dispensé d’en prendre le soin lui-même. Il peut également & se taire sans s’avilir, & s’attribuer avec franchise les qualités que tout le monde reconnoît en lui. Mais celui qui se sent digne d’honneur & d’estime & que le public défigure & diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due ? Doit-il se parler de lui-même avec des éloges mérités, mais généralement démentis ? Doit-il se