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Ainsi se perdoit en niaiseries le plus précieux tems de mon enfance, avant qu’on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles on prit enfin le parti pour lequel j’en avois le moins & l’on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disoit M. Bernard, l’utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisoit souverainement ; l’espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattoit peu mon humeur hautaine ; l’occupation me paroissoit ennuyeuse, insupportable ; l’assiduité, l’assujettissement, acheverent de m’en rebuter & je n’entrois jamais au greffe qu’avec une horreur qui croissoit de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitoit avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise ; me répétant tous les jours que mon oncle l’avoit assuré, que je savois, que je savois, tandis que dans le vrai je ne savois rien ; qu’il lui avoit promis un joli garçon & qu’il ne lui avoit donné qu’un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie & il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n’étois bon qu’à mener la lime.

Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m’avoient extrêmement humilié & j’obéis sans murmure. Mon maître M. Ducommun étoit un jeune homme rustre & violent, qui vint à bout en très-peu de tems de ternir tout l’éclat de mon enfance, d’abrutir mon caractere aimant & vif & de me réduire par l’esprit ainsi