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tunes, la maniere dont j’ai passé mon temps dans cette île durant le séjour que j’y ai fait. Qu’on me dise à présent ce qu’il y a là d’assez attrayant pour exciter dans mon cœur des regrets si vifs, si tendres & si durables qu’au bout de quinze ans il m’est impossible de songer à cette habitation chérie sans m’y sentir à chaque fois transporté encore par les élans du désir.

J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances & des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire & me touche le plus. Ces courts moments de délire & de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne sont cependant, & par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares & trop rapides pour constituer un état, & le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple & permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.

Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je vou-