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pour aider à vivre à mon pere qui en a joui tant qu’il a vécu. Si-tôt que les formalités de justice furent faites & que j’eus reçu mon argent, j’en mis quelque partie en livres & je volai porter le reste aux pieds de Maman. Le cœur me battoit de joie durant la route & le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles ames qui faisant ces choses-là sans effort, les voyent sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage & cela avec une égale simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût venu d’autre part.

Cependant ma santé ne se rétablissoit point. Je dépérissois au contraire à vue d’œil. J’étois pâle comme un mort & maigre comme un squelette. Mes battemens d’arteres étoient terribles, mes palpitations plus fréquentes ; j’étois continuellement oppressé & ma foiblesse enfin devint telle que j’avois peine à me mouvoir ; je ne pouvois presser le pas sans étouffer, je ne pouvois me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvois soulever le plus léger fardeau ; j’étois réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêloit à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux ; c’étoit la mienne : les pleurs que je versois souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquoit cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas qu’il faut nécessairement