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comme d’un acte prémédité, se mettoit en fureur à mon exemple & se montoit, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions ; & quand nos jeunes cœurs un peu soulagés, pouvoient exhaler leur colere, nous nous levions sur notre séant & nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force :Carnifex ! Carnifex ! Carnifex !

Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’éleve encore ; ces momens me seront toujours présens, quand je vivrois cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence & de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma premiere émotion ; & ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même & s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet & en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retomboit sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussai-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyois en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentoit le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel & je crois qu’il l’est ; mais le souvenir profond de la premiere injustice que j’ai soufferte y fut trop long-tems & trop fortement lié, pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.