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mort ; je me mis au lit ; le médecin fut appellé ; je lui contai mon cas en frémissant & le jugeant sans remede. Je crois qu’il en pensa de même, mais il fit son métier. Il m’enfila de longs raisonnemens où je ne compris rien du tout ; puis en conséquence de sa sublime théorie il commença in animâ vili la cure expérimentale qu’il lui plut de tenter. Elle étoit si pénible, si dégoûtante & opéroit si peu que je m’en lassai bientôt, au bout de quelques semaines voyant que je n’étois ni mieux ni pis, je quittai le lit & repris ma vie ordinaire avec mon battement d’arteres & mes bourdonnemens, qui depuis ce tems-là, c’est-à-dire depuis trente ans, ne m’ont pas quitté une minute.

J’avois été jusqu’alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes & qui les a constamment accompagnés jusqu’ici, acheva de me persuader qu’il me restoit peu de tems à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un tems sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu’il m’en restoit tout le parti qu’il m’étoit possible, & cela se pouvoit par une singuliere faveur de la nature, qui dans un état si funeste m’exemptoit des douleurs qu’il sembloit devoir m’attirer. J’étois importuné de ce bruit, mais je n’en souffrois pas : il n’étoit accompagné d’aucune autre incommodité habituelle que de l’insomnie durant les nuits & en tout tans d’une courte haleine qui n’alloit pas jusqu’à l’asthme & ne se faisoit sentir que quand je voulois courir ou agir un peu fortement.

Cet accident qui devoit tuer mon corps ne tua que mes passions & j’en bénis le Ciel chaque jour par l’heureux effet