Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/281

Cette page n’a pas encore été corrigée

exhortations que les miennes & je les lui prodiguai avec des élans de douleur & de zele qui, s’il étoit en état de m’entendre, devoient être de quelque consolation pour lui. Voilà comment je perdis le plus solide ami que j’eus en toute ma vie, homme estimable & rare en qui la nature tint lieu d’éducation, qui nourrit dans la servitude toutes les vertus des grands hommes & à qui peut-être il ne manqua pour se montrer tel à tout le monde, que de vivre & d’être placé.

Le lendemain j’en parlois avec Maman dans l’affliction la plus vive & la plus sincere & tout d’un coup au milieu de l’entretien j’eus la vile & indigne pensée que j’héritois de ses nippes & sur-tout d’un bel habit noir qui m’avoit donné dans la vue. Je le pensai, par conséquent je le dis ; car près d’elle c’étoit pour moi la même chose. Rien ne lui fit mieux sentir la perte qu’elle avoit faite, que ce lâche & odieux mot, le désintéressement & la noblesse d’ame étant des qualités que le défunt avoit éminemment possédées. La pauvre femme sans rien répondre se tourna de l’autre côté & se mit à pleurer. Cheres & précieuses larmes ! Elles furent entendues & coulerent toutes dans mon cœur ; elles y laverent jusqu’aux dernieres traces d’un sentiment bas & mal-honnête ; il n’y en est jamais entré depuis ce tems-là.

Cette perte causa à Maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment ses affaires ne cesserent d’aller en décadence. Anet étoit un garçon exact & rangé qui maintenoit l’ordre dans la maison de sa maîtresse. On craignoit sa vigilance & le gaspillage étoit moindre. Elle-même craignoit