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& avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l’éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation ; tout cela dégage mon ame, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne & sans crainte. Je dispose en maître de la nature entiere ; mon cœur errant d’objet en objet, s’unit, s’identifie à ceux qui le flattent, s’entoure d’images charmantes ; s’enivre de sentimens délicieux. Si pour les fixer je m’amuse à les décrire en moi-même ; quelle vigueur de pinceau, quelle fraîcheur de coloris, quelle énergie d’expression je leur donne ! On a, dit-on, trouvé de tout cela dans mes ouvrages, quoiqu’écrits vers le déclin de mes ans. Ô ! si l’on eût vu ceux de ma premiere jeunesse, ceux que j’ai faits durant mes voyages, ceux que j’ai composés & que je n’ai jamais écrits... Pourquoi, direz-vous ne les pas écrire ? Et pourquoi les écrire, vous répondrai-je : pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance, pour dire à d’autres que j’avois joui ? Que m’importoient des lecteurs, un public & toute la terre, tandis que je plânois dans le Ciel ? D’ailleurs portois-je avec moi du papier, des plumes ? Si j’avois pensé à tout cela rien ne me seroit venu. Je ne prévoyois pas que j’aurois des idées ; elles viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. Elles ne viennent point, ou elles viennent en foule ; elles