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rien que M. Venture & il me fit presque oublier Madame de Warens. Pour profiter de ses leçons plus à mon aise, je lui proposai de partager avec moi son gîte ; il y consentit. Il étoit logé chez un cordonnier, plaisant & bouffon personnage, qui dans son patois n’appelloit pas sa femme autrement que salopiere ; nom qu’elle méritoit assez. Il avoit avec elle des prises que Venture avoit soin de faire durer en paraissant vouloir faire le contraire. Il leur disoit d’un ton froid & dans son accent provençal des mots qui faisoient le plus grand effet ; c’étoient des scenes à pâmer de rire. Les matinées se passoient ainsi sans qu’on y songeât. À deux ou trois heures nous mangions un morceau. Venture s’en alloit dans ses sociétés où il soupoit, & moi j’allois me promener seul, méditant sur son grand mérite, admirant, convoitant ses rares talens & maudissant ma malheureuse étoile qui ne m’appelloit point à cette heureuse vie. Eh que je m’y connoissois mal ! la mienne eût été cent fois plus charmante si j’avois été moins bête & si j’en avois su mieux jouir.

Madame de Warens n’avoit emmené qu’Anet avec elle ; elle avoit laissé Merceret, sa femme-de-chambre dont j’ai parlé. Je la trouvai occupant encore l’appartement de sa maîtresse. Mademoiselle Merceret étoit une fille un peu plus âgée que moi, non pas jolie, mais assez agréable, une bonne fribourgeoise sans malice & à qui je n’ai connu d’autre défaut que d’être quelquefois un peu mutine avec sa maîtresse. Je l’allois voir assez souvent ; c’étoit une ancienne connoissance & sa vue m’en rappeloit une plus chere qui me la faisoit aimer. Elle avoit plusieurs amies, entre autres une Mademoiselle