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propres à lui donner l’essor. Sans cesse occupé de Rome & d’Athenes ; vivant, pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même Citoyen d’une République & fils d’un pere dont l’amour de la patrie étoit la plus forte passion, je m’en enflammois à son exemple ; je me croyois Grec ou Romain ; je devenois le personnage dont je lisois la vie : le récit des traits de constance & d’intrépidité qui m’avoient frappé me rendoit les yeux étincelants & la voix forte. Un jour que je racontois à table l’aventure de Scevola, on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.

J’avois un frere plus âgé que moi de sept ans. Il apprenoit la profession de mon pere. L’extrême affection qu’on avoit pour moi le faisoit un peu négliger, & ce n’est pas cela que j’approuve. Son éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d’où il faisoit des escapades, comme il en avoit fait de la maison paternelle. Je ne le voyois presque point : à peine puis-je dire avoir fait connoissance avec lui : mais je ne laissois pas de l’aimer tendrement & il m’aimoit autant qu’un polisson peut aimer quelque chose. Je me souviens qu’une fois que mon pere le châtioit rudement & avec colere, je me jettai impétueusement entr’eux deux l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps recevant les coups qui lui étoient portés, & je m’obstinai si bien dans cette attitude qu’il fallut enfin que mon pere lui fît grâce, soit désarmé par mes cris & mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frere tourna