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c’est d’avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rêve d’un homme éveillé eut l’air d’une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. Je n’ai été déçu que dans sa durée imaginaire ; car les jours & les ans & la vie entiere s’y passoient dans une inaltérable tranquillité, au lieu qu’en effet tout cela n’a duré qu’un moment. Hélas ! mon plus constant bonheur fut en songe. Son accomplissement fut presque à l’instant suivi du réveil.

Je ne finirois pas si j’entrois dans le détail de toutes les folies que le souvenir de cette chere Maman me faisoit faire, quand je n’étois plus sous ses yeux. Combien de fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avoit couché, mes rideaux, tous les meubles de ma chambre en songeant qu’ils étoient à elle, que sa belle main les avoit touchés, le plancher même sur lequel je me prosternois en songeant qu’elle y avoit marché. Quelquefois même en sa présence il m’échappoit des extravagances que le plus violent amour seul sembloit pouvoir inspirer. Un jour à table, au moment qu’elle avoit mis un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu ; elle rejette le morceau sur son assiette, je m’en saisis avidement & l’avale. En un mot, de moi à l’amant le plus passionné il n’y avoit qu’une différence unique, mais essentielle & qui rend mon état presque inconcevable à la raison.

J’étois revenu d’Italie, non tout-à-fait comme j’y étois allé ; mais comme peut-être jamais à mon âge on n’en est revenu. J’en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J’avois senti le progrès des ans ; mon tempérament inquiet s’étoit enfin déclaré & sa premiere éruption très-involontaire,