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certains égards. Malheureusement on s’en moquera toujours dans les Cours. La puissance qui vient de l’amour des peuples est sans doute la plus grande ; mais elle est précaire & conditionnelle, jamais les Princes ne s’en contenteront. Les meilleurs Rois veulent pouvoir être méchans s’il leur plait, sans cesser d’être les maitres : Un sermoneur politique aura beau leur dire que la force du peuple étant la leur, leur plus grand intérêt est que le peuple soit florissant, nombreux, redoutable : ils savent très-bien que cela n’est pas vrai. Leur intérêt personnel est premierement que le Peuple soit foible, misérable, & qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du Prince seroit alors que le peuple fut puissant, afin que cette puissance étant sienne le rendit rédoutable à ses voisins ; mais comme cet intérêt n’est que secondaire & subordonné, & que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les Princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est ce que Samuël représentoit fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux Rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains [1].

  1. (*) Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros (César Borgia) manifeste assez son intention secrète ; et l’opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite-Live et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre : je le crois bien, c’est elle qu’il dépeint le plus clairement.