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& favorisés à proportion de leurs services. C’est en ce sens qu’il faut entendre un passage d’Isocrate, dans lequel il loue les premiers Athéniens d’avoir bien au distinguer quelle étoit la plus avantageuse des deux sortes d’égalité, dont l’une consiste à faire part des mêmes avantages à tous les citoyens indifféremment, & l’autre à les distribuer selon le mérite de chacun. Ces habiles politiques, ajoute l’orateur, bannissant cette injuste égalité qui ne met aucune différence entre les méchans & les gens de bien, s’attacherent inviolablement à celle qui récompense & punit chacun selon son mérite. Mais premierement il n’a jamais existé de société, à quelque degré de corruption qu’elles aient pu parvenir, dans laquelle on ne fît aucune différence des méchans & des gens de bien ; & dans les matieres de mœurs, où la loi ne peut fixer de mesure assez exacte pour servir de regle au magistrat, c’est très-sagement que, pour ne pas laisser le sort ou le rang des citoyens à sa discrétion, elle lui interdit le jugement des personnes pour ne lui laisser que celui des actions. Il n’y a que des mœurs aussi pures que celles des anciens Romains qui puissent supporter des censeurs ; & de pareils tribunaux auroient bientôt tout bouleversé parmi nous : c’est à l’estime publique à mettre de la différence entre les méchans & les gens de bien ; le magistrat n’est juge que du droit rigoureux ; mais le peuple est le véritable juge des mœurs, juge integre & même éclairé sur ce point, qu’on abuse quelquefois, mais qu’on ne corrompt jamais. Les rangs des citoyens doivent donc être réglés, non sur leur mérite personnel, ce qui seroit laisser aux magistrat le moyen de faire une application presque arbitraire de la loi ; mais sur les services réels qu’ils rendent à l’Etat & qui sont susceptibles d’une estimation plus exacte.